Réflexions d'un ancien responsable de la FAO autour de la crise du Covid-19

C’est une citation très en vogue ces jours-ci : « Le réel, c’est quand on se cogne. » disait Jacques Lacan.

Jusqu’à ces dernières semaines, le mur du réel restait molletonné, car pour la plupart d’entre nous, surtout les plus privilégiés, la crise climatique demeure trop lointaine pour qu’elle change nos priorités. Les nantis peuvent se protéger de la chaleur excessive, fuir vers des zones à l’abri des inondations, se procurer la nourriture nécessaire voire superflue en cas de pénuries alimentaires. Pas de quoi paniquer donc, bien que les preuves scientifiques sur l’urgence d’agir s’accumulent.

L’argent n'y peut rien

Avec le Covid-19, le mur a changé. Il est rugueux,  on s’y écorche au moindre contact ; le virus ne distingue pas les riches des autres - même si les premiers sont un peu moins vulnérables que les pauvres, qu’ils peuvent se confiner dans des conditions confortables et avoir accès aux services de soin. Il touche nos dirigeants et les célébrités comme le commun des mortels. Le fait est que, pour l’heure, il n’y a pas de remède sûr contre le virus ; il y a l’assistance respiratoire pour soulager les malades, mais en réalité on ne peut se défendre contre le Covid-19, pour l’instant, qu’avec les moyens du bord, qu’avec les moyens du corps. Et ces moyens dépendent de la dure réalité de l’état de notre santé (résultat de notre mode de vie) et de nos aptitudes génétiques qui ne peuvent pas encore être modifiées pour aider quiconque à mieux résister.

L’argent ne sert donc pas vraiment à se tirer de cette crise, le Covid-19 n’en a que faire du nombre de zéro qui figurent au montant du compte en banque de celui qu’il attaque !

Disparition des dogmes

Il est emblématique de voir la teneur de la réaction des autorités face à la crise :

•On commence par fermer nos écoles, puis on protège la population en décrétant le confinement et la suspension d’un grand nombre d’activités économiques. Certaines sont préservées : tout ce qui tourne autour de l’alimentation notamment (Tiens ? Aurions-nous pris conscience que la nourriture n’est pas une marchandise comme les autres ?), de la santé, de l’énergie et, dans une moindre mesure, les transports.

•Puis, enfin, on jette par-dessus bord la vulgate économique et ses totems qui paraissaient aussi inviolables qu’indéboulonnables : voilà que l’argent n’est plus l’objectif ultime, qu’il devient un des outils permettant d’agir sur le réel pour y préserver ce qui compte vraiment : manger, se soigner, se chauffer, assurer le maintien de l’outil de production. Où sont passés les dogmes qui ont pollué le débat public depuis de longues années (dépenses et déficit public, compétitivité…) ?

L’individualisme laisse soudain la place à la nécessité de penser collectif. L’argent, quant à lui, est en passe de redevenir ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : un moyen de faire tourner la société, une huile dans les rouages, un moyen d’économiser pour s’assurer un minimum de sécurité. Alors on y va à coup de 300 milliards par ci, 750 milliards par là… et tant pis pour les 3% de déficit et pour la dette. Car quelle réalité la dette a-t-elle en face du risque de voir des dizaines (ou des centaines) de milliers de morts dans jours et les semaines à venir ?

Revenir à une réalité tangible

La crise du Covid-19, celle du climat, et plus largement celle de notre environnement sont des occasions de prendre conscience que l’argent n’est pas une fin en soi, mais un outil, ce qui signifie qu’il ne peut rester l’objectif ultime de nos vies, tel qui l’est (presque) devenu. Car nos objectifs sont plus divers, à dimensions multiples, et ils ne peuvent être réduits à une seule dimension, à un seul numéraire, la monnaie. Il va falloir développer de nouveaux outils pour évaluer de manière holistique nos actions en face de multiples objectifs, prendre en compte toutes les dimensions  tangibles de la réalité (l’alimentation, la santé, l’environnement) sur laquelle nous voulons agir et obtenir des résultats. Mais, si nous nous négligeons ces promesses, il sera trop tard pour que l’argent nous soit d’une quelconque utilité.

Et si l’on arrive jusqu’à se cogner là, cela fera très très mal.

 

D'après un article de l'agroéconomiste Materne Maetz, Le dur retour à la réalité : réflexions autour de la crise du Covid-19, blog https://lafaimexpliquee.org