L'agriculture française pour nourrir le monde ?

Étude/Synthèse/Article
Langue(s) : Français
Thématiques : Faim et malnutrition, Commerce international

Dans la cadre des controverses de Marciac, Eve Fouilleux, politologue, s’est exprimée sur la question de nourrir la planète qui ne cesse de revenir, notamment depuis 2008 et la crise des prix sur les marchés alimentaires.

Elle soutient que le problème ainsi posé au niveau mondial fausse le débat. 

Eve Fouilleux est directrice de recherche au CNRS, elle a été chercheur invitée pendant deux ans à la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’Agriculture et l’Alimentation).

La FAO nous alerte sur l’impératif de nourrir 9 milliards d’individus en 2050 et cela se traduit dans les discours des décideurs politiques français par des injonctions à produire plus, pour exporter plus.

1.    Eve Fouilleux a exposé les raisons pour lesquelles il est urgent selon elle de sortir de cette vision d’une « France exportatrice » qui contribuerait à nourrir le monde :

  • Le constat n’est pas posé à un niveau pertinent. Le problème de la faim ne se pose pas au niveau mondial. Ce n’est pas non plus à cette échelle qu’il pourra se résoudre. Ceux qui utilisent l’idée de « nourrir le monde » cherchent à redorer leur blason et à évacuer les problèmes sociaux, sanitaires et environnementaux des modes de production actuels.
  • Si l’on se place néanmoins au niveau global, il faut avoir à l’esprit que l’on produit déjà trop et depuis très longtemps. En 1981, la norme établie par l’OMS de 2 500 kcal par jour pour un individu actif a été dépassée. On est aujourd’hui autour de 3 000 kcal par jour sans compter l’immense quantité de produits agricoles qui vont à l’alimentation du bétail ou aux agrocarburants. Et depuis cette date, la disponibilité alimentaire moyenne par individu ne cesse de croître. Donc le Monde en tant que Monde n’a pas faim. Mais les situations varient fortement d’un pays ou d’une région à l’autre, et entre les différents groupes sociaux. Selon la FAO, 795 millions de personnes sont en état de sous-alimentation chronique et deux milliards d’adultes sont en surpoids.
  • Quand on regarde les exportations françaises, on voit que la France exporte un peu de céréales vers le Maghreb, mais surtout du vin, des produits de luxe et un peu de fromage. La France ne nourrit pas le monde.

Selon Eve Fouilleux, le cadrage exportateur d’une agriculture française ayant vocation à nourrir le monde est erroné, imposé par une petite minorité au détriment du plus grand nombre.

2.    Pour Eve Fouilleux et d’autres chercheurs, les chiffres FAO des 9 milliards d’individus à nourrir en 2050 avec une production à doubler est une construction idéologique, pouvant être remise en cause.

  • Le démographe Hervé le Bras a démontré comment les chiffres produits par la FAO sont souvent fantaisistes. Les projections réalisées dans le passé ne correspondent pas aux réalités actuelles. Ce sont des projections fragiles, dépendantes de configurations géopolitiques et du fonctionnement interne des Nations unies.
  • Sur l’augmentation de production agricole nécessaire, les chiffres de la FAO ont varié d’un doublement à une augmentation de 60 %, ce qui prouve leur caractère approximatif.
  • L’universitaire britannique Isobel Tomlison montre que les méthodes de calcul utilisées sont plutôt du ressort de la projection de la tendance actuelle, sans changement de modèle toutes choses égales par ailleurs. Elles ne devraient donc pas orienter l’action publique car le modèle agricole actuel a trop d’effets délétères sur la santé, l’environnement, l’emploi.
  • Ce type de mot d’ordre est à la fois trop général et trop réducteur. Mais il est politiquement puissant puisqu’il est mobilisé par de nombreux acteurs, que cela soit des agro-industries ou des syndicats agricoles. Il ne faut pas l’évacuer trop rapidement mais le critiquer et poser les vraies questions : produire plus ? oui mais où, et quels produits ? par quels agriculteurs ? avec quelles techniques ? Ce sont les questions qui devraient être au cœur des débats mais qui se retrouvent évitées par la menace agitée des 9 milliards de bouche à nourrir.